Article paru le 03 août 2013 dans le journal suisse LeTemps.ch (© 2013 Le Temps SA)
Dans la peau d’un chasseur-cueilleur
Par Céline Zünd
Le Vaudois Kim Pasche est parti sur les traces des peuples primitifs. Ses pas l’ont mené vers les forêts sauvages du Grand Nord canadien, où, pendant huit mois dans l’année, il vit de chasse et de cueillette.
Lorsqu’il rencontre un ours au fond des bois, Kim Pasche ne part pas en courant. Il ne se jette pas à terre pour faire le mort. Il se met à parler à l’animal à voix haute, comme à un humain. «Je lui dis «Mon pote, j’aimerais passer». Le son de ma voix l’intrigue, il ne correspond à aucune de ses références, alors il me laisse tranquille. Si je suis face à un grizzli ronchon, je m’efface, pour lui laisser l’impression qu’il m’impose son territoire.»
Kim Pasche porte ses cheveux noués en une longue tresse jetée sur l’épaule. En Suisse, il se promène en jeans et baskets. De retour dans les bois, il revêt ses vêtements d’Apache. Pendant huit mois de l’année, ce Vaudois de 30 ans vit dans la forêt, entre les Territoires du Nord-Ouest et le territoire du Yukon, au Canada. Il se nourrit de baies, d’herbes et de bêtes chassées à l’aide d’un arc et de flèches qu’il a fabriqués. Il dépèce les cadavres, tanne les peaux et coud ses propres vêtements à l’aide d’une aiguille en os et de fil en tendon. «J’ai quasiment atteint mon but: entrer nu dans la forêt et y vivre en autarcie totale», dit-il.
Kim Pasche se définit comme un «archéologue expérimental», lancé sur les traces des peuples premiers. Il tente de remonter le fil de l’histoire aussi loin que possible, jusqu’à l’époque des derniers chasseurs-cueilleurs. Ceux qu’il préfère nommer les «collecteurs», par opposition aux «agriculteurs». Un mode de vie que les Occidentaux ont abandonné il y a près de 10 000 ans, à l’ère postglaciaire du mésolithique, quand les populations ont commencé à se sédentariser pour cultiver la terre. Aux yeux de Kim, c’est à ce moment que l’homme décide de «transformer son environnement plutôt que de s’y adapter».
A l’âge de 22 ans, le Suisse se met en quête d’une terre sauvage, dont les conditions se rapprochent le plus de cet âge préhistorique. Il jette son dévolu sur le Grand Nord canadien, vastes étendues de forêts, de montagnes et de lacs peuplées de caribous, d’élans, et de grizzlis, recouvertes de neige une bonne partie de l’année. Sophie Cartini, une amie, se souvient de lui à la veille de son départ: un garçon à l’optimisme inébranlable, extrêmement sûr de lui, prêt à tout pour réaliser son but, qu’elle décrit comme «une quête presque spirituelle: trouver l’origine de l’homme». «Tout le monde l’a traité de fou, poursuit-elle. Dix ans plus tard, il a montré que c’était possible.»
Il acquiert pour une bouchée de pain un terrain plus grand que le canton de Vaud. Tous les mois d’août, il plonge dans les bois pour parcourir des kilomètres à pied, en nomade. Il passe alors ses journées à chercher sa nourriture, construire une hutte pour dormir et faire du feu. En novembre, il retourne à sa cabane de bois et se fait trappeur, avec motoneige et canoë, à mi-chemin entre le monde moderne et la vie sauvage. Il attrape mouflons, caribous, loups, porcs-épics, perdrix. Mais il ne chasse jamais l’ours: «Avec eux, c’est le statu quo: ils ne m’attaquent pas, je ne les touche pas.»
Au printemps, il sort du bois et retourne en Europe pour donner des stages de survie, sa principale source de revenu. «Il y a un fossé entre le fantasme de la vie sauvage et la réalité, explique le jeune homme. Je me suis pris des baffes au début. Ma manière de penser n’était pas adaptée. Lorsqu’il pleuvait, je cherchais un vêtement pour me protéger, avant de comprendre que la meilleure chose à faire est de se mettre à l’abri pour attendre la fin de l’averse. J’ai appris la patience et la concentration.»
Mathias Thorens, un vieux copain d’école, a rejoint le trappeur dans la forêt pour quelques semaines l’an dernier. «A 20 ans, il n’avait pas une vie facile. Il est parti chercher la liberté dans des situations extrêmes, et il s’est fait tout seul, à force de débrouille.» Il existe un danger plus grand que les ours dans les forêts du Grand Nord: les rivières. Lorsque les glaces fondent en été, elles se transforment en torrents redoutables. Sous-estimer leur puissance peut s’avérer fatal. Christopher McCandless, le protagoniste du film Into the Wild, tiré d’une histoire vraie, en a fait l’expérience lorsqu’il s’est retrouvé pris au piège au fond de l’Alaska, entouré d’une rivière et de montagnes.
Kim Pasche n’aime pas qu’on le compare à l’idéaliste américain, qui cherchait au fond du bois les réponses à ses interrogations existentielles et n’a trouvé qu’une mort solitaire, d’épuisement et de faim. De plus en plus souvent, raconte-t-il, les trappeurs voient débarquer des itadins mal dans leur peau convaincus qu’ils trouveront dans la nature un moyen de redonner un sens à leur vie. «En général, ça se passe mal. Si on ne les évacue pas, ça se termine comme dans le film.»
Avant d’apprendre à parler aux grizzlis, le jeune homme grandit à Moudon dans une famille d’agriculteurs et de bûcherons. Il passe son enfance à l’orée de la forêt, au côté de son grand-père. Un «pionnier», raconte-t-il, qui se chauffait à l’électricité lorsqu’on commençait à peine à en parler en Suisse. Pendant ses études au gymnase de Lausanne, il se voit éducateur spécialisé, mais se lasse vite des «théories». Il décide alors de se lancer dans l’artisanat du cuir et acquiert une pile de peaux tannées qu’il entrepose dans le grenier de son grand-père. Ses projets partent en fumée lorsqu’un incendie emporte la maison de son aïeul.
Sa fascination pour les techniques anciennes le conduit à Gletterens, dans la Broye, où des archéologues ont reconstitué un village lacustre du néolithique. Il est engagé comme animateur, pour montrer aux curieux et touristes de passage comment tailler des flèches en silex et faire un feu avec deux bouts de bois. Peu à peu, Kim Pasche se heurte aux limites de l’expérience. «On tente de comprendre les modes de vie humains en reproduisant leurs techniques, mais on ne saisit pas leur vision du monde. Je voulais retrouver les conditions de vie des peuples premiers et les expérimenter au quotidien.»
Daniel Dall’Agnolo a rencontré le jeune homme à cette période. Aujourd’hui responsable de la médiation culturelle du Laténium, musée archéologique à Hauterive, dans le canton de Neuchâtel, il est à l’origine du projet de village lacustre. «Kim Pasche voulait tout xpérimenter seul, se souvient-il. L’autarcie qu’il recherche est peut-être un mythe. Il y a 13 000 ans, il y avait déjà des écoles, des échanges entre communautés. Les chasseurs-cueilleurs vivaient en groupe. Kim Pasche est un solitaire, c’est la limite de son expérience. Mais c’est le résultat qui compte, et il a développé une connaissance exceptionnelle de la nature dont nous aurons tous besoin un jour», estime l’archéologue.
«A chaque fois que je sors du bois, dit Kim Pasche, je me dis que, ce que je vis ici, c’est la réalité. Je touche au vrai quand je dois me démerder pour attraper un animal, pas quand je reçois un salaire à la fin du mois.» Pourtant, l’homme des bois n’est pas un utopiste. Pendant quatre ans, il travaille quelques semaines comme saisonnier pour baliser les terres vierges au nord du Canada afin de les préparer à l’exploration par des compagnies minières, qui génèrent des millions avec l’extraction de l’or, du cuivre ou du cobalt. Déposé par hélicoptère en haut d’un sommet, il parcourt alors le terrain en raquettes et plante un piquet tous les 500 mètres, suivant des coordonnées GPS. A raison de sept jours sur sept pendant un mois, le travail peut rapporter jusqu’à 15 000 francs.
Comment vivre en paix dans la nature tout en travaillant pour ceux qui l’exploitent? «Il n’y a aucune différence entre acheter un iPhone et participer à l’extraction du minerai qui sert à le fabriquer», rétorque le jeune homme, qui s’est fait voler son téléphone quelques jours plus tôt. «Nous vivons de façon illimitée dans un monde aux ressources finies, j’appartiens à ce système et j’ai besoin d’argent, comme tout le monde. La différence, c’est que j’ai appris à m’en passer. Si on m’ôte mes biens demain, je n’irai pas manifester dans la rue. Mais mon but n’est pas non plus de m’extraire de la civilisation et de vivre en ermite. Je veux transmettre mes connaissances.»
A l’état sauvage, Kim Pasche tente de déprogrammer son mode de pensée: «On place de la morale dans ce qui nous arrive. On croit que la nature nous en veut. Dans les bois, j’ai appris que les choses ne sont ni bonnes, ni mauvaises, elles sont, c’est tout.» A 10 ans, le premier livre qu’il achète avec son argent de poche, se souvient-il, est intitulé Manuel de la vie sauvage. Désormais, il écrit lui-même le mode d’emploi. Il est l’auteur d’un ouvrage sur les techniques pour faire du feu, fabriquer des cordes, des colles végétales, un arc et des flèches.
Des techniques qu’il s’apprête à perpétuer: le gouvernement canadien vient de lui octroyer un titre pour enseigner les «savoirs ancestraux» à l’école, dans le Yukon. «Un jour ou l’autre, on me demandera, à raison, de quel droit un descendant des colons apprend aux autochtones à fabriquer un arc et des flèches.» Pour résoudre ce paradoxe, Kim Pasche compte se rendre dans la forêt amazonienne l’an prochain, en compagnie du Français Eric Julien, introduit parmi les Indiens kogis de Colombie. Là, il demandera un accord aux chefs locaux pour transmettre ses connaissances et obtenir le statut de «passeur de nature».
A la veille de son retour au Canada, Kim Pasche se réjouit: il a convaincu sa copine de l’accompagner dans les bois. «Un travail continuel. Peut-être même le plus difficile», glisse-t-il.