Après avoir écouté le citadin nous parler de sa relation à la nature, donnons maintenant la parole au protecteur de la nature, personnage fictif qui parle à la première personne ci-après.
« Connaissez-vous Ophrys apifera ? Elle appartient à la prestigieuse famille des Orchidées. C’est une plante extraordinaire. Le labelle de ses fleurs ressemble à s’y méprendre à l’abdomen d’une abeille et les substances chimiques que la plante dégage sont tout à fait comparables à celles de l’insecte. C’est ainsi qu’elle trompe l’insecte mâle, attiré par ces phéromones, et qu’il se retrouve couvert de pollinies qu’il déposera sur une autre Ophrys au gré du butinage. Je pourrais vous en parler pendant des heures. Une passion qui me conduit depuis plus de vingt ans partout en France pour protéger ces plantes si belles mais tellement fragiles. Vingt ans que je me bats pour la biodiversité : expliquer aux gens combien ces plantes méritent d’être protégées, préserver leur milieu et empêcher qu’ils ne se referme. Laissez-moi vous raconter une anecdote, l’un de mes premiers succès, qui me tient à cœur. Dans le Vercantour, nous avions trouvé toute une station d’une espèce de Dactylorhiza en voie de disparition en France et qui n’avait plus été observée dans la région depuis plus de soixante-quinze ans. Ces orchidées étaient gravement menacées par la forêt qui étaient en train de reprendre ses droits. Il nous a fallu deux ans de combats avec les autorités locales, en association avec le conservatoire botanique pour faire de ce lieu une ZFPB (Zone à Fort Potentiel de Biodiversité). Grâce à cette appellation, nous avons obtenu les autorisations nécessaires pour dégager les ligneux qui refermaient lentement mais sûrement cette ancienne pâture et nous pouvons désormais intervenir régulièrement sur les lieux et assurer la pérennité de la station. Bien évidemment nous préférons mettre en place des techniques plus douce, comme le pâturage biomaitrisé, plutôt que d’utiliser les engins mécaniques. Mais ce n’est pas toujours possible et la sauvegarde de la biodiversité est à ce prix. Aujourd’hui ce lieu est magnifique : il a été aménagé pour le public qui peut venir voir les orchidées fleurir au printemps, avec des explications adaptées pour tous les âges, et s’émerveiller devant la beauté de la nature.»
Il ne fait pas de doute que cette dame est sincère quand elle parle de sa passion pour les orchidées. Le jour où elle a découvert cette station de fleurs que l’on croyait disparues, l’émotion devait être palpable. Mais la seconde chose à laquelle elle a pensé, c’est que la forêt est en train de repousser et que fatalement ces orchidées vont disparaître, ce qu’elle n’accepte pas. Elle veut sauver cette station et fera tout ce qui est en son pouvoir pour y parvenir, quitte à utiliser des engins lourds pour prévenir la fermeture du milieu. Ensuite, et là non plus nous ne questionnerons pas sa générosité, elle souhaite partager le beauté de ce lieu. Il faut donc le protéger et l’aménager pour que chacun puisse venir sans nuire à la station et comprenne bien les enjeux. Sans le savoir, elle va détruire tout le potentiel émotionnel qui l’avait initialement attiré dans ce lieu. En mettant en place une « Zone », une réserve, elle fait le jeu de l’idéologie dominante – en finir avec la nature – qui scelle définitivement l’impossible cohabitation entre les hommes et une nature qui garde son caractère sauvage. Un idéologie où chacun aime la nature, bien sûr, mais la nature propre et aménagée, maîtrisée et contrôlée. Demandons-lui ce que serait la nature, en Europe, si elle n’avait pas été dominée par l’homme ?
«Une vaste forêt de feuillus je suppose. Ne dit-on pas qu’au début du moyen âge, un écureuil aurait pu traverser l’Europe de l’Andalousie au Danemark, et de la Bretagne jusqu’au Mont Oural en sautant de branche en branche ? Impressionnant quand on y pense. Et un peu triste je trouve, plus aucune diversité de milieux, juste de la forêt avec des ronces, des fougères et du chèvrefeuille en sous-bois. Et c’est ça qui vous plait ? Mais ça n’a pas de sens, il faut de toute façon déboiser certains endroits pour pouvoir y vivre et cultiver. La culture sur abattis-brulis est plusieurs fois millénaire. Qu’on laisse à la nature en certains endroits un peu plus sauvage, certes, mais ne tombons pas dans l’extrémisme : l’ouverture des milieux est à l’origine d’une richesse végétale et animale extraordinaire. Les tourbières, les prairies humides, les landes font aujourd’hui parti de notre patrimoine et nous nous devons de les préserver. »
Sa réponse est un mélange intéressant de vérités qui véhiculent des idées fausses. Elle a tout à fait raison de dire qu’en Europe la nature trouve son expression dans la forêt. Mais rien n’est plus faux que l’image qu’elle se fait de la forêt sauvage. Aujourd’hui, ce qu’on appelle forêt ressemble plus à un champ d’arbres, généralement contrôlée, aux essences choisies ; étendue monotone aux antipodes d’une forêt équatoriale. Et pourtant… pouvez-vous imaginer un milieu chaotique, épais, sombre, enchevêtré d’arbres pourrissants qui laissent naître une multitude d’arbustes qui entravent la vue et le passage, où grouillent une vie animale insoupçonnable ? Clématite et lierre qui courent partout finissent de convaincre le visiteur qu’il est dans une véritable jungle. La biodiversité de cette forêt primaire est sans commune mesure devant l’uniformité de nos lieux de productions sylvicoles. Et puis il serait erroné de parler de la forêt, puisque nous rencontrerions au sein du territoire une multitude de milieux forestiers, de l’étage climacique à la clairière dégagée, qui tranchent avec la monotonie de nos forêts d’aujourd’hui. Cet « enfer vert » fut pourtant le lieu de vie de nos ancêtres, où ils vivaient de chasse et de cueillette. Et jusqu’au moyen âge, les forêts sauvages, plus que de simples pourvoyeuses de produits utiles, étaient avant tout un lieu de ressourcement, un temple, le pôle de la vie spirituelle. Nous connaissons la suite de l’histoire. Quelle ironie aussi quand on nous demande de ne pas tomber dans l’extrémisme, sans concevoir qu’aujourd’hui nous sommes déjà dans l’extrême inverse le plus total, puisque toute nature sauvage a disparu du territoire. Il semble en revanche très juste de dire que l’homme, dans une évolution lente au contact de la nature, a transformé l’environnement et créé des milieux d’une grande richesse écologique. Mais leur sauvegarde systématique justifie t’elle tous les moyens ?
Ce texte s’inscrit dans une réflexion plus large sur la relation entre l’homme et la nature, abordée lors de la formation dispensée par le Collège Pratique d’Ethnobotanique. En savoir plus.